Mon parcours de vie, malgré ses particularités, est commun à bien des gens. Sans doute ce récit provoquera-t-il sourires ou soupirs songeurs. Vous rencontrerai-je dans certaines intersections de l’ailleurs-ici?
Parents au purisme linguistique impératif, père au discours crépusculaire, convaincu de la disparition des Québécois à plus ou moins long terme, me voilà dès la jeunesse aimantée par l’idée d’un effacement à venir et par l’amour des mots. Déjà aussi une certaine marge, un décalage … sans doute un accent non marqué ou peut-être un visage singulier m’attiraient les regards songeurs. Tant de fois m’a-t-on demandé si j’étais française, italienne, espagnole, hongroise, libanaise, voire iranienne. Tournée vers l’Europe, je découvrais aussi une filiation, d’autres cultures; je m’éloignais—croyais-je—de la mienne, alors que j’y baignais. Déjà en décalage, un pied dans l’ici, un pied dans l’ailleurs.
Le pied dans l’ailleurs, c’est aussi la science-fiction devenue à l’adolescence une compagne au long cours, une amie qui repose sur l’altérité comme moteur fictionnel, porte un regard songeur et distancié sur notre espace-temps, prodigue des visions crépusculaires ou libératrices, réfléchit entre autres sur le colonialisme, la langue, la femme … une amie enfin que l’institution littéraire a longtemps rangée dans le non dominant, le mineur.
Plus tard le travail m’a conduite dans l’ailleurs des ciels immenses du Manitoba, puis au pied de l’océan, ici en Nouvelle-Écosse. L’ailleurs se renversait en ici, l’encore-chez-moi-déjà-plus-chez-moi se teintait de couleurs différentes sous mon regard désormais distancié. Mais l’ailleurs-devenu-chez-moi se dérobait – se dérobe toujours. Tant de fois ai-je entendu le just-arrived?-how-do-you-like-it-here?, tant de fois m’a-t-on demandé if I was French, Spanish, voire Scottish. Je serais toujours la minoritaire audible, une (sorte d’) immigrante, l’ailleurs de l’autre—mais de quel autre s’agit-il en fait?—malgré mon ici. Souvent ai-je senti la différence de culture. Pourquoi ne chantes-tu pas les chansons d’enfants avec nous ? Quoi, tu ne les connais pas? Comment ça, tu ne sais pas qui est Dr Seuss ? Ah, c’est drôle, l’expression que tu utilises. L’ailleurs s’aimante à l’ici lorsque l’intervalle est lieu d’existence, n’est-ce pas?
Tôt ai-je saisi que le crépusculaire, le purisme, le décalage qui m’habitaient se doteraient maintenant d’autres nuances. Le Manitoba m’a ouverte à la réalité de la francophonie hors Québec, au français comme langue de combat, tout comme à la lassitude d’avoir toujours à demander, défendre…. Le Manitoba et l’Acadie m’ont fait comprendre d’autres jeux (socio)linguistiques, d’autres contextes sociaux. Tant de fois ai-je senti le sempiternel maudit-Québécois-se-jugeant-supérieur, ai-je ressenti le sentiment crépusculaire, l’urgence du purisme—et son contraire: la manipulation ludique, l’abandon à la langue dominante, la connivence.
L’intervalle se complexifiait avec un conjoint anglophone, les enfants, l’école.… Le crépusculaire me taquinait, le purisme faisait des velléités, la lassitude ricanait, tous trois contrés par les moments d’insouciance ou d’humour. Le quotidien rythmé par les bris de communication—car si on parle tous anglais, on ne parle pas tous français— mais aussi par le ludique, la double culture. Lire Dr Seuss et Les débrouillards, c’est mieux, n’est-ce pas? Mais j’ai la chance au travail d’utiliser beaucoup le français et de côtoyer d’autres ailleurs-ici, d’autres actualisations d’intervalle, d’autres miroitements du minoritaire.
Le travail et la vie personnelle font de moi une passeuse culturelle, désireuse d’inviter à entrer dans cet intervalle de la rencontre. Je réponds au crépusculaire, au décalage, par l’amour des mots, l’engagement culturel et communautaire, même si la lassitude veille toujours. Je suis québécoise par l’origine, acadienne par le lieu de vie, franco-canadienne, francophone, humaine.
Sans doute vous serez-vous reconnu un peu dans ce parcours, sans doute vous ai-je rencontrés dans certaines intersections?