Ceci pourrait avoir l’air d’un mauvais film. C’est pourtant la pâte de la vie, de ma vie et sans doute de celle de bien d’autres. Dans des sursauts de ce qui me reste d’indépendance ou de volonté, je veux, de temps en temps, me prouver que je peux me préserver un peu d’espace à moi. Un peu de clairvoyance. Alors, à force d’être suivie ou surveillée sans raison, je m’offre de toutes petites escapades, sans but précis sinon celui d’être seule avec moi-même, pour respirer la forêt ou le rivage, et je rentre noter mes idées, la tête rafraîchie.
Il existe des lieux isolés où je pourrais écrire tranquille. Mais il faudrait que je sois certaine de ne pas y être dérangée. Que le flot de mes pensées ne soit pas interrompu. Nous avons un petit chalet au bord de la mer, adossé à la forêt, face à un grand cap morcelé qui change de couleur avec chaque instant du jour et du soir. De blanc ou rose, il vire au bleu, au gris, au noir. Parfois, la brume l’efface totalement du paysage.
De ma table d’écriture face à la fenêtre, je peux observer les chalutiers passer, les bancs de baleine sauter, laissant derrière elles des remous que les goélands explorent. En sirotant une tasse de thé, le dos au poêle à bois ronflant, je peux voir les marées monter et descendre dans un rythme aussi régulier que celui des femmes. En hiver, les oiseaux picorent une dernière pomme suspendue à sa branche dénudée; une biche broute des herbes rares qui émergent de la première neige ou boit au ruisseau avant que les glaces ne le figent et ne taisent sa chanson. Les lupins et les pois de senteur, qui apparaissent près de la grève de galets en mai, illuminent le paysage en noir et blanc du rivage jonché de bois flotté. Les roses sauvages couvertes de rosée surgissent des bancs de brume, notes vives dans le flou du décor. À la recherche du nectar, les colibris de la belle saison plongent leur long bec fin dans les corolles des lys orange, à quelques centimètres de moi qui rêve immobile sur la terrasse. Puis les fleurs de feu, les verges d’or et les asters mauves viennent ajouter les dernières touches de couleur avant que la boue puis la neige ne recommencent leur manège ravageur et ne défassent tout. La scène n’est jamais la même; les habitants, qu’ils soient papillons, porcs-épics ou ratons laveurs, sont toujours fidèles aux rendez-vous.
Cependant, je n’ose même plus aller dans ce lieu qui offrait tant de repos et de baume à l’âme. La dernière fois que j’y ai passé un moment, à rêver et rassembler des idées, à jeter des mots sur une feuille, à m’y sentir renaître, j’ai fait l’erreur d’en parler en rentrant à la maison. J’ai été foudroyée du regard par l’homme qui gouverne ma vie. Comme si j’avais commis un crime. Je lui demande pourtant souvent d’aller y faire un tour en fin de semaine, mais il semble sourd à mes appels. Le lendemain de ma fugue poétique, il y est retourné, seul, pour tenter de comprendre ce que j’y avais fait. Pour analyser les empreintes de mon délit. Comme si les mots qui traversent une tête laissaient des traces. Il m’a semblé, ce jour-là, que mon refuge avait perdu sa magie. Que je ne pourrais pas y retourner sans me sentir coupable d’une faute que je n’avais pourtant pas commise : rechercher la sérénité dans un cadre enchanteur afin que les mots se mettent en place d’eux-mêmes dans ma tête et sur le papier.
Pourtant, je ressens régulièrement un grand besoin de respirer un bol d’air pur, d’être dans un espace où puiser un peu d’encre, de recouvrer l’exigence de l’isolement nécessaire à la création. Et peut-être, un besoin de narguer la bêtise.… Alors, je pars sans rien dire et surtout, je ne vais nulle part. Je parcours des paysages que je redécouvre sans cesse, qu’ils soient vallées enneigées, collines verdoyantes ou rivages venteux. Je me fonds dans leur tranquillité, je deviens caméléon. Et j’ai le sentiment éphémère d’avoir coupé, pour un instant, tous les fils qui permettaient au marionnettiste de me manipuler. Être dans un endroit indéterminé, pour un instant hors du temps. Ne plus faire partie de la civilisation.… S’exclure de soi-même pour se préserver. Luxe qui pourrait paraître ridicule, mais dont les bienfaits sont incommensurables.
Je me demande à quoi ressemblent les parenthèses des autres. Je me souviens que pour une femme du bout de la route, il n’y a eu que l’ouverture de la parenthèse. Elle n’a pas su la refermer. Elle est restée suspendue au bout de sa corde, ses rêves interrompus.… Pourtant, les escapades sont faites pour couper les ficelles, pour déployer les ailes. Pour trouver d’autres mots à écrire. Mais son journal, ce jour-là, n’avait offert qu’une page définitivement blanche. Encre séchée. Je regarde mon cahier et me demande si je dois retourner dans la forêt, aujourd’hui festonnée de vert et de blanc, ou m’acharner à démêler des mots qui n’existent peut-être pas pour exprimer un besoin de paix sans limites.